La définition du terrorisme : une innovation ou le retour d’un passé obscur

Quelques réflexions sur les dernières initiatives législatives européennes en matière antiterroriste


Le monde, nous dit-on, ne sera plus le même après le 11 sep­tembre. Cette phrase vide qui nous est cons­tamment ressassée par les médias ne sert qu’à une chose : à installer dans nos es­prits l’évidence de l’état d’exception. Cela sert, entre autres cho­ses, à mieux faire passer une batterie de décrets et autres nor­mes liberticides tant au niveau national qu’au niveau euro­péen. Le terrorisme devient ainsi le croque-mitaine qui pousse les po­pulations à abdiquer leur citoyenneté au nom de la sécurité et d’une double peur : la peur du terrorisme qui menace fondamen­talement la popula­tion civile et la peur de la répression pratiquée par les appareils d’Etat au nom de la lutte contre le terrorisme. La proposition de Décision-cadre sur le terrorisme qui a été soumise par la Commission européenne au Conseil de l’Union européenne s’inscrit dans cette logique. Elle s’affirme déjà comme une étape décisive dans l’évolution de la doctrine pénale internationale. Pour bien comprendre la signification de ce texte, il convient d’abord de retracer les principales étapes de la légi­slation antiterroriste internationale ; ceci nous permettra de dé­couvrir le changement de principes et de valeurs qui, de façon très discrète, s’y est produit.


Les premiers pas : la lutte contre la piraterie aé­rienne

C’est le développement à partir des an­nées 60 de l’aviation civile comme moyen de transport de masse qui permettra à de nombreuses organisations violentes pour­suivant des buts politiques de détourner ou de détruire des avions et de prendre en otage leurs passagers et l’équipage. L’avion est, en effet, outre un symbole fort de la mondialisation, un moyen de transport vulnérable dans la mesure où, quand il est en vol, sa protection face à des attaques ne dépend que de son équi­page et éventuellement des passagers. D’autre part, à l’instar des bateaux, ses ancêtres, l’aéronef possède une cer­taine extraterritorialité, voire une certaine sou­veraineté propre, du fait que, pendant son vol, elle ne relève plus dans la pratique des autorités d’un Etat. D’où certains rituels militarisants qui sont toujours très présents dans le ca­dre de l’aviation : uni­formes, grades «militaires», discipline interne. Tout ceci contribue à établir le cadre symbolique d’une souveraineté au dessus des nuées. La facilité technique du détournement et le fort pouvoir symboli­que d’une souveraineté à l’échelle réduite, bien plus vulnérable que celle des Etats, étaient deux éléments fort attrayants pour des groupes armés. Ceux-ci, candidats pour la plupart à la «prise du pouvoir» ou à la fondation d’Etats, pouvaient jouer dans les avions détournés le rôle de petits dieux mortels face à des civils désarmés pris en otage. Ils étaient «souverains» pour quelques heures dans le sens très précis que Michel Foucault donne à ce terme : «sou­verain est celui qui peut don­ner la mort».

Un Tiers Monde en révolte pour son in­dépendance ou pour l’obtention de trans­formations de l’ordre social hérité du colonialisme servait de pépinière à des centaines de groupes capables de ces actes. D’où la multiplication des attaques contre des avions ou des aéroports pen­dant les années 60 et 70, à la faveur de l’intensification de la guerre froide dans le monde colonial ou néo­colonial. C’est ainsi, tout naturellement, que les premiers textes de ce qui constituera une législation antiterroriste internationale porteront sur la ré­pression de ce qui se dénommait encore dans un cadre journalistique la «pi­raterie aérienne». Le terme de «terro­risme» n’étant encore que très margina­lement utilisé au niveau juridique, on essayait de comprendre les actes aux­quels il s’appliquait dans le cadre conceptuel du droit commun en les assi­milant à la pira­terie ou au banditisme.

La piraterie et le banditisme sont, en effet, des actes contraires au fonction­nement du marché et à la liberté de ses agents. Pour cette raison, dans une société fondée sur le marché, leur répression devient priori­taire et a souvent donné lieu à la création d’appareils répressifs spécifiquement consacrés à cette tâche (gendarmerie, carabinieri, guardia civil, etc.). Cepen­dant, les premières mesures légales qui sont prises à l'égard de cette catégorie d'actes au niveau international ne tiennent compte que de leurs résultats, et ignorent leur finalité.

L’arsenal législatif antiterroriste des an­nées 60 jusqu’à la fin des années 70 est donc constitué de textes qui répriment des actes concrets que l’on juge nuisibles à la libre circulation, notamment en ce qui concerne le transport aérien. Leur liste chronologique est extrêmement élo­quente :

·  convention relative aux infractions et à certains actes survenant à bord des aéronefs (Tokyo, 14 septembre 1963) ;

·  convention pour la répression de la capture illicite d'aéronefs [convention sur le détournement d'avions] (La Haye, 16 décembre 1970) ;

·  convention pour la répression d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile (Montréal, 23 septem­bre 1971) ;

·  convention internationale contre la prise d'otages (New-York, 17 décem­bre 1979) ;

·  protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéro­ports servant à l'aviation internationale, ainsi que la convention pour la répres­sion d'actes illicites dirigés contre la sécurité de l'aviation civile (Montréal, 24 février 1988).

Dans un terrible présage, la législation antiterroriste contemporaine s’est fonda­mentalement axée jusqu’aux années 90 sur ce point faible de la circu­lation des biens et des personnes au niveau plané­taire qu’est l’aviation, l’instrument le plus visible de la mondialisation avant l’Internet. Certes, d’autres formes d’action violente seront également vi­sées : dans les instances internationales, d’autres textes, qui portent sur d’autres actes de violence souvent d’inspiration politique ont aussi été adoptés, tels que la convention sur la prévention et la répres­sion des infractions contre les personnes jouis­sant d'une protection internatio­nale, y compris les agents diplomati­ques (New-York, 14 décembre 1973) ; la convention sur la protection des matiè­res nucléaires (Vienne, 3 mars 1980). Dans tous ces cas, comme lorsqu’il s’agit de l’aviation, on cherche à punir et à pré­venir des actes concrets et bien souvent on y chercherait en vain le terme de «ter­rorisme».

La tradition de l’Etat de droit comme obstacle à une définition du terro­risme

Le terme de «terrorisme» apparaît pour la première fois en droit international dans deux textes très récents : la convention internationale pour la répression des at­tentats terroristes à l'explosif (New-York, 15 décembre 1997) ; et la conven­tion internationale pour la répression du financement du terro­risme (New-York, 9 décembre 1999). Ces deux textes pré­sentent un para­doxe intéressant dans la mesure où ils ne donnent pas une défini­tion directe du mot «terrorisme» qui fi­gure cependant comme adjectif ou comme subs­tantif dans le titre des deux actes, alors que d’autres concepts essentiels au dispositif y son expressément définis. Certes, des efforts sont faits pour pas­ser de la pluralité des actes punissables qui faisait l’objet des dispositions précédentes à une délimitation générale des circons­tances du fait terroriste mais cette délimi­tation n’arrive pas à en devenir une défi­nition expresse.

Une certaine réticence semble donc exis­ter à définir un terme qui devrait pourtant être fondamental dans ces textes législa­tifs, puisqu’il figure dans leurs titres, et qui deviendra rétroactivement la clef de voûte d’une nouvelle doctrine juridique. Comme le dit la Commission dans l’exposition de motifs de sa proposition de Décision-cadre :

«Selon la convention contre le finance­ment du terrorisme, le fait de fournir ou de collecter des fonds, directement ou indirectement, illicitement et in­tention­nellement, en vue de les utiliser ou en sachant qu'ils seront utilisés pour com­mettre tout acte relevant du champ d'ap­plication des conventions susmentionnées (à l'exception de la convention relative aux infractions et à certains actes surve­nant à bord des aéronefs, qui n'est pas comprise) cons­titue une infraction. Cela signifie que, même si les termes "terro­risme" ou "actes terroristes" n'apparais­sent pas dans la plupart de ces conven­tions, elles concernent les infractions terroristes[1]

Sans le savoir, comme Monsieur Jourdan faisait de la prose, le législateur interna­tional des années 60 à 80 aurait déjà fait de l’antiterrorisme.

Nous ne saurions partager cet avis : il y a une énorme distance entre la défi­nition d’actes concrets que le législateur estime punissables et la formulation d’une caté­gorie juridique générale comme celle de «terrorisme» qui recouvre ces actes et bien d’autres en les unifiant sous une finalité commune d’ordre politique. Cette distance est parfaitement visible dans la différente finalité des textes qui définis­sent des actes et ceux qui définiront le terrorisme.

Le but des premiers textes est en général de favoriser la coopération interna­tionale dans la lutte contre certains actes de vio­lence particulièrement dange­reux ou odieux. Pour cela, il importait de les dis­tinguer des actes politiques, de refuser de leur reconnaître tout caractère politique pour les inclure dans l’ordre du droit commun. Ceci est d’ailleurs indispensable dans des systèmes légaux démocratiques et garantistes qui ne connaissent pas de délits politi­ques et qui ne sauraient sanc­tionner que des actes et jamais des opi­nions.

Ainsi, d’après l’article 6 de la Convention sur la répression du financement du terro­risme :

«Chaque Etat Partie adopte les mesures qui peuvent être nécessaires, y compris, s'il y a lieu, une législation interne, pour garantir que les actes criminels relevant de la présente convention ne puissent en aucune cir­constance être justifiés par des considérations de nature politique, philoso­phique, idéologique, raciale, ethnique, religieuse ou d'autres motifs analo­gues

Cette rédaction coïncide avec celle de l’article 5 de la Convention sur les atten­tats terroristes à l’explosif et, au niveau européen avec celle de la Convention du Conseil de l’Europe de 1977.

C’est donc l’aspect non politique de l’acte terroriste qui doit être mis en exergue. Pour cette raison, le seul élé­ment qui distingue les actes terro­ristes des actes de droit commun, c’est à dire la finalité politique de ces premiers, doit être systématiquement mis entre parenthèses, ce qui rend impossible la définition de ces premiers. Inverse­ment, la définition du terrorisme de­mandera qu’une finalité politique soit plus ou moins clai­rement invoquée.

Quoiqu’en dehors d’une définition du terrorisme proprement dite, la convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1, b)) considère cons­titutif d’infraction en sus des actes concrets visés par les différentes conven­tions internationales :

«Tout […] acte destiné à causer la mort ou des dommages corporels graves à toute personne civile, ou à toute autre personne qui ne participe pas di­recte­ment aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte est destiné à inti­mider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à ac­complir ou à s'abste­nir d'accomplir un acte quelconque

Cette définition mérite d’être analysée avec un peu d’attention : elle consti­tue, en effet, une première ébauche de définition du terrorisme, mais en outre elle juxta­pose deux conceptions différentes, voire contradictoires de ce phé­nomène. La première, celle qui insiste sur les domma­ges causés à la popula­tion civile, se situe dans la ligne des principes du tribunal de Nuremberg ; la deuxième, qui insistera sur la subversion de l’ordre politique, trouvera son expression dans le Terrorism Act du Royaume Uni et inspirera la pro­position de la Commission.

Une double définition

Le terrorisme est vu, en effet, comme un acte de guerre illicite dans la me­sure où il s’attaque à la population civile, qui, du moins d’après les règles traditionnelles de la guerre, devait rester en marge d’un conflit dont les ac­teurs n’étaient que les forces armées. Ainsi, il est assimilé à un crime de guerre au sens des principes du Tribunal de Nuremberg (6, B)) pour les­quels ce genre de crime se définissait ainsi :

«Les violations des lois et coutumes de la guerre qui comprennent, sans y être limi­tées, les assassinats, les mauvais traite­ments ou la déportation pour les travaux forcés, ou pour tout autre but, des popu­lations civiles dans les territoires oc­cupés, l'assassinat ou les mauvais traite­ments des prisonniers de guerre ou des personnes en mer, l'exécution des otages, le pillage des biens publics ou privés, la destruction perverse des villes ou villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires.»

Si on devait définir le terrorisme, cette définition serait la plus évidente et la plus acceptable dans la mesure où, ne faisant pas intervenir des considéra­tions d’ordre politique, elle identifie l’acte terroriste à un dommage impor­tant fait à la société et aux personnes. Cependant, les violations des lois et des coutumes de la guerre et les attaques contre la population civile sont l’essence même de la guerre actuelle qui fait depuis le XXème siècle surtout des victimes parmi la population civile. Ceci est dû au fait qu’une fois la guerre inter­dite (déclarer la guerre constitue un crime contre la paix), l’ennemi devient un cri­minel et les vieilles «lois et coutumes» qui épar­gnaient les civils tombent en désuétude. La guerre contre l’ennemi, qui connaissait des lois et des limites, est remplacée par la punition d’un crimi­nel pour laquelle tous les moyens sont bons, le plan d’égalité sur lequel se jouait la guerre étant désormais remplacé par une dualité de plans entre la hauteur morale et la bassesse du crime que chacun des contendants inter­prète, bien sûr, d’après son propre point de vue.

Si dans un ordre des relations internatio­nales qui reconnaissait à la guerre un statut et des règles précises, cette défini­tion aurait été suffisante et le terro­risme serait tout naturellement devenu syno­nyme de crime de guerre, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut établir pour le terrorisme une différence spécifique qui le distingue du crime de guerre. Celle-ci sera trouvée dans sa finalité politique, recon­nue dans la deuxième partie de la défini­tion «impli­cite»[2]qui en fera un acte «des­tiné à intimider une population ou à contrain­dre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s'abstenir d'accomplir un acte quel­conque». L’établissement de cette carac­téristique fondamentale du terrorisme moderne permettra d’opérer un change­ment radical de paradigme : finies les listes précises et les descrip­tions fasti­dieuses de ces crimes odieux dont le but politique devait être sys­tématiquement ignoré. Désormais, c’est à la finalité poli­tique que l’on fera appel pour fonder la nouvelle catégorie délictive ; malheureu­sement, ce n’est pas dans le cadre tatillon et nominaliste du droit pénal que l’on trouvera l’inspiration pour ce tournant copernicien. On la puisera dans le terrain ré­aliste par excellence de la police.

Cette idée de finalité politique jettera, en effet, ses racines dans une défini­tion poli­cière du terrorisme, celle qui est reprise dans l’énumération des tâ­ches du direc­teur du FBI (1981) :

«Le terrorisme consiste en une utilisation illicite de la force et la violence contre des personnes ou des biens dans le but d’intimider ou de contraindre un gou­vernement, la population civile ou une partie de celle-ci, dans la poursuite d’objectifs politiques ou sociaux»[3].

Si dans le cadre de la tradition du droit pénal, la définition du terrorisme se heurte à des obstacles qui dérivent des principes mêmes d’un droit pénal garantiste, ces obstacles seront surmontés grâce à la définition policière amé­ricaine qui servira de base aux nouvelles définitions «juridi­ques» et en tout premier lieu à celle du Terrorism Act 2000 du Royaume Uni et notamment à celle qui figure dans la pro­position de la Commission européenne (COM (2001) 521 final).

La fertilité législative de la norme poli­cière est facilement reconnaissable der­rière quelques menus changements de style qui ont été introduits dans les textes qui s’en inspirent. Ainsi, selon le texte britannique, le terrorisme est «la pratique ou la menace d’une action» dans le cas où «la pratique ou la menace de l’action ont pour but d’influencer le gouvernement ou d’intimider le public ou une partie de celui-ci et […]» ceci «à fin de pro­mou­voir une cause politique, religieuse ou idéologique». On retrouvera dans le texte britannique les deux principaux buts du terrorisme énoncés dans la définition du FBI : l’influence ou la contrainte sur le gouvernement ou la population et la fina­lité politique ultime de l’acte qui peut se combiner avec d’autres éléments qui ne font qu’en décliner la finalité politique (so­ciaux, religieux, idéologiques).

La définition de la Commission ne s’éloigne pas beaucoup de ce modèle qu’elle reconnaît suivre. Toutefois, elle limite l’extension du terme défini à une série d’actes qui recoupent les sujets d’incrimination de la législation interna­tionale (meurtre, chantage, prise d’otages, attentats, etc.) en y ajoutant toute une série d’autres actes plus proches de la désobéissance civile ou de moyens de lutte syndicale ou citoyenne (occupation de lieux publics ou d’infrastructures, certains dommages à des propriétés qui ont une valeur symbolique, cyberactions). Ce qui regroupe sous un concept tous ces actes est toujours l’intention, dans la me­sure où ils doivent être commis «contre un ou plusieurs pays ou leur population» et visent «à les menacer et à porter gra­vement atteinte ou à détruire les structures politiques, économiques ou sociales d’un pays». Une action anticapitaliste qui se servirait de moyens à la limite de la léga­lité voire illégaux mais en aucune manière violents serait considérée comme du ter­rorisme. On dira qu’il est illégitime de tirer cette conclusion : le texte est cepen­dant suffisamment éloquent[4]. D’un côté, il établit une liste d’actes, mais ces actes ne sont pas définis de manière claire et uni­voque. Pour que leur caractérisation comme actes criminels soit com­plète on doit faire appel à un critère d’interprétation très dangereux en droit pénal : l’analogie et concrètement, l’analogie d’intention. Le passage de la description précise et autant que faire se peut univoque de l’acte à une dé­termina­tion de l’acte par sa finalité suppose un changement radical de doc­trine pénale. Malgré sa coïncidence peu fortuite avec des textes policiers américains, la propo­sition de la Commission ainsi que toute la nouvelle pa­noplie antiterroriste s’inscrivent dans une école de pensée juridique qui, en réalité, comme nous le verrons, n’est pas si nouvelle en Europe.

De l’interdiction de l’analogie à l’analogie obliga­toire

Une vieille formule latine exprime le sens et les limites de tout droit pénal garan­tiste : «nullum crimen sine lege ; nulla poena sine lege», il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans loi. Ceci signifie que face à tout arbitraire du pouvoir, les autorités ne peuvent considé­rer comme un délit et punir en consé­quence que des actes qui ont été préala­blement définis par la loi. Ce principe de base exige en toute logique que l’infraction soit définie avec la plus grande précision, les autorités ne devant jouir que d’une marge d’interprétation assez étroite. Sans cela, on comprend bien que le principe serait facilement vidé de tout sens : si une interprétation large de l’énoncé de la loi était possible, des actes de toute autre nature pourraient être assi­milés à des actes criminels dans l’intérêt des autorités ou de certains appareils d’Etat.

Ce refus d’une interprétation trop large s’exprime dans le principe de non-analo­gie qui s’applique traditionnellement aux chef d’incrimination pénale dans les Etats de droit. Dans une interprétation analogi­que, en effet, un acte quelconque serait assimilé à un acte punissable en vertu d’une certaine pro­priété ou relation in­terne commune aux deux actes. Un cas concret de l’analogie est bien l’analogie de finalité, qui est à la base de l’interprétation téléologique de la norme pénale dont le grand théoricien dans l’Allemagne des années 30 est Erich SCHWINGE, l’auteur de Teleologische Begriffsbil­dung (La conceptualisation téléologique), un des ouvrages de réfé­rence de la doctrine national-socialiste du droit pénal. Un autre pénaliste du troi­sième Reich, SCHAFFSTEIN reconnaî­trait même que l’interprétation téléologi­que en droit pénal contribue à «la liqui­dation de la division des pouvoirs propre à l’Etat de droit et au rétablissement de la sécurité et de la fiabilité du droit en fonction de valeurs juridiques nouvelles et différentes». [5]

Quelles sont ces valeurs ? D’abord la sécurité. Ainsi, Carl SCHMITT, qui fon­dait sa théorie du droit sur le principe du Chef (Führersprinzip) et affir­mait que «La loi est la volonté et le plan du Fü­hrer», oppose de fa«on plei­nement cohé­rente au «principe "nulla poena sine lege" [pas de peine sans loi] propre à l’Etat de droit, le principe "nullum crimen sine poena" [pas de crime sans peine]»[6] qui correspond à l’Etat sécuritaire. Du point de vue de la législation, le principe de l’interdiction de l’analogie (Analogiever­bot) qui figurait au chapitre 2 du code pénal allemand fut remplacé dès 1935 par l’obligation d’analogie (Analogiegebot). Ceci permettait aux autorités de modifier constamment le contenu de la loi confor­mément au volontarisme qui inspire le Führersprinzip à fin que le prétendu cri­minel ne puisse échap­per au châtiment. Le contenu et le caractère obligatoire de la loi sont rempla­cés par l’exception per­manente, l’Etat sécuritaire nazi se recon­naissant comme un Etat d’exception per­manente par opposition à l’empire de la loi et sa normalité.

Une conséquence de ce qui précède est que le juge, libre d’interpréter large­ment des préceptes légaux, perd paradoxale­ment son indépendance et peut devenir un instrument de l’arbitraire de l’exécutif. Dans l’Allemagne natio­nal-socialiste ainsi que dans tous les Etats qui se sont écartés en vertu d’urgences répressives ou poli­cières de ce principe fondamental de l’Etat de droit, le juge est, en effet, de­venu un auxiliaire de la police[7]. Or un des dan­gers de nos sociétés modernes est bien que la police s’arroge un rôle législa­tif. Foucault l’avait déjà affirmé par rapport à l’origine de la prison, cette «pénalité qui a pour fonction non pas d’être une réponse à une infraction, mais de corriger les individus au niveau de leurs comporte­ments, de leurs attitudes, de leurs dispo­sitions, du danger qu’ils représentent, au niveau de leurs virtualités possibles […] est une idée policière, née parallèlement à la justice, en dehors de la justice»[8].

L’effet de l’application du principe d’analogie et de l’interprétation téléologi­que est de subordonner le droit et la jus­tice à la logique policière du contrôle de la «dangerosité» : ce n’est plus l’acte qui est incriminé et puni, mais la virtualité criminelle d’un sujet qui fera l’objet de toute une série de mesures de surveillance et de répression. Dans le cas de la législa­tion antiter­roriste proposée au niveau européen, la finalité, qui est un cas parti­culier du principe d’analogie, permettait de définir l’acte terroriste. Ainsi, rai­sonne-t-on, comme tous les terroristes prétendent subvertir l’ordre établi (ce qu’il faudrait d’ailleurs démontrer, le contraire étant bien souvent la règle), tous ceux qui veulent «porter gravement at­teinte ou […] détruire les structures poli­tiques, économiques ou sociales d’un pays» seront des terroristes. L’extrême indéfinition de certains des actes qui doi­vent accompagner cette finalité nous montre bien que l’élément fondamental de l’incrimination dans les délits de terro­risme n’est pas l’acte mais l’intention, c’est à dire le sujet lui-même.

Conclusions

Le matraquage médiatique sur le terro­risme ne devrait pas nous faire oublier que le terrorisme a des causes et que dans une grande mesure elles sont in­testines au capitalisme néolibéral globalisé et ne sont souvent pas séparables des agissements irresponsables d’une politique étrangère impériale qui a joué avec du feu et a sou­vent accepté de pratiquer la violence contre les popula­tions civiles.

L’incrimination du terrorisme à l’échelle de l’UE, appelée de ses vœux par la Commission européenne peut avoir des conséquences néfastes pour la dé­mocratie. Ainsi, peut-on facilement arriver à ce que des personnes ou des groupes de person­nes qui souhaitent transformer radicale­ment les structures politiques, économi­ques ou sociales de nos pays, soient visées par cette légi­slation antiterroriste, non à cause d’actes qu’ils auraient réalisés, mais en fonction du fait qu’ils seraient suscep­tibles de les réaliser en raison de leur idéologie. Les individus se voient ainsi jugés pour ce qu’ils sont au lieu de l’être pour ce qu’ils font. On arri­verait ainsi au paradoxe que des démo­cra­ties s’en prennent à ces mêmes ci­toyens qui souhaitent exercer activement leurs droits et qui, par là même, maintien­nent vivant le principe du régime démo­cratique ; alors que les terroristes et leurs complices pourraient aisé­ment prospérer à l’abri de pratiques nuisibles à la démocra­tie comme le tra­fic d’armes ou la spécu­lation financière qui, elles, ne sont nulle­ment répri­mées mais au contraire vive­ment encouragées par les pouvoirs en place.

Nos régimes sécuritaires feraient bien d’écouter l’avertissement que Spinoza adressait aux gouvernants dans son Traité théologico-politique (chapitre XX) :

«[...] il est évident que les lois concernant les opinions menacent, non les criminels, mais les hommes de caractère indépen­dant, qu’elles sont moins faites pour contenir les méchants que pour irriter les plus honnêtes et qu’elles ne peuvent être maintenues, en conséquence, sans grand danger pour l’Etat».

Ceci dit, il ne faut pas croire que le plus grand danger pour l’Etat soit que les puis­sants perdent le pouvoir, mais au contraire que la multitude des citoyens soit réduite au silence et à la passivité. Dans une dé­mocratie, encore plus que pour tout autre régime, la vraie sécurité ne saurait jamais s’obtenir au prix de la liberté. C’est en­core Spinoza qui nous le rappelle :

«Des fondements de l’Etat, tels que nous les avons expliqués[…], il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire, c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est à dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celle de bêtes brutes ou d’automates.»

«   John Brown, ATTAC - IE

Novembre 2001

 



[1]  Quel bel exemple d’application du principe fondamental en droit pénal de la non-rétroactivité des normes !

[2]  Convention sur le financement du terrorisme (article 2, 1, b)).

[3]  Code of Federal Regulations, Title 28, Volume 1 [CITE :28FRO.85].

[4]  Son origine américaine l’encadre bien dans une fonction de répression politique que le FBI a exercée systématiquement contre la gauche radicale aux USA pendant les années 60-70 dans le cadre des COINTELPRO (Counter-intelligence programs).

[5]  Cité dans G. Wolf : Befreiung des Strafrechts vom nationalsozialistischen Denken ? in Humbold Forum Recht 9-96, page I6c.

[6]  Ibidem.

[7] «Ces textes, touchant aux libertés individuelles les plus fondamentales, sont présentés et soutenus par le ministre de l'Intérieur, ce qui est une "première" : usuellement, ce n'est pas le ministère de la Police qui rédige le Code de procédure pénale, destiné justement par son objet, à encadrer les pouvoirs de la police» s’indigne le Syndicat français de la magistrature dans sa conférence de presse sur la législation antiterroriste récemment promulguée en France.

[8]  Michel Foucault, in Dits et écrits I, Quarto Gallimard, 2001, De la nature humaine, justice contre pouvoir, page 1471.