Le Collectif sans ticket présente :

La marche des gueux

«Si une cohorte de manants, gueuses et gens du commun s’élance ce jour à pied vers la capitale, c’est animée par une vo­lonté bien ancrée : celle de voir chacun de nos pas vers le palais de justice nous éloigner des palais pour mieux nous rapprocher de la justice. Pour nous rapprocher de services publics de transport, fruits d’une multitude de coopérations entre les pre­miers concernés, les usagers et les travailleurs. Des transports cons­truits pour fournir un service de qualité, réduire les inégali­tés et pousser la société vers le haut.»


Acte I, 3 décembre 2001

Une centaine de personnes, des ânes et des poules s’étaient donnés ren­dez-vous à 11h place Saint-Lambert pour donner le coup d’envoi de la «Marche des gueux», réponse en forme de pied de nez à l’utopie morti­fère du «vous n’avez qu’à aller à pied».

Une joyeuse bande de 30 personnes s’est dirigée vers Oreye, afin de mettre en application, lors d’une opération tarif 0 (ou réappropriation des moyens de trans­ports) dans le bus 75, le droit à la mobi­lité. En s’ajoutant aux 5 per­sonnes pré­sentes dans le bus, elle augmentait ainsi de près de 600% le taux de fréquentation de la ligne !

Cette réappropriation du droit à la mobi­lité est pratiquée depuis 3 ans par le Col­lectif sans ticket. Une dizaine d’usagers de la carte de droit aux transports ont rendez-vous avec la justice ce vendredi 7 décembre, afin d’y exprimer les motifs qui les ont poussés à faire ce pas de côté. Une bande d’utopistes écervelés ? L’actualité dans le domaine tend à prou­ver l’inverse. Ainsi, nous pouvons lire en page 98 du livre «Nouveaux rythmes urbains : quels trans­ports ?», publié en France par le Conseil National des Trans­ports, et dirigé par Jean-Paul Bailly (PDG de la RATP) et Edith Heurgon (responsa­ble de la mission prospective de la RATP) que : «Au-delà de la mobilité, l’enjeu prin­cipal est l’accessibilité de tous aux diverses activités. C’est ce qui fonde le droit au transport comme condition d'éga­lité des chances (...) L'accessibilité de tous à l’ensemble des activités (emploi, for­mation, loisirs, culture, servi­ces, commer­ces) suppose d’abord de lever les obsta­cles de toutes sortes (physique, tarifaires, informationnels) concernant les modes de déplacement et les espaces publics (…) Il sera de moins en moins socialement ad­missible de répondre aux besoins de mo­bilité par des solutions exclusives.»

Rappelons qu’en Belgique, sous l’impulsion du Collectif sans ticket, la dé­putée fédérale ECOLO Marie-Thérèse Coenen planche actuellement sur un pro­jet de modification de l’art.23 de la Cons­titution, visant à introduire en alinéa 6 un «droit à la mobilité». Ce droit, s’il était consacré, marquerait la volonté politique de donner une assise légale à certaines des déclarations d’intention contenues dans le «Plan Fédéral de Développement Dura­ble» qui nous intéressent tout particuliè­rement :

-438 : «La Déclaration gouvernementale (…) s’engage à élaborer une poli­tique de mobilité intégrée pour diminuer les nui­sances environnementales et les nuisances sociales d’une part, et pour augmenter la mobilité de certains groupes sociaux (principalement des enfants, des person­nes âgées, des mi­nimexés et des bas salai­res) au moyen des transports en commun, d’autre part».

-450 : «(…) En matière sociale, le gou­vernement rendra au moins les che­mins de fer financièrement accessibles aux jeunes de moins de douze ans, aux pen­sionnés, aux personnes à faible revenu (…).»

Alors procès d’une époque révolue ?

En attendant, le débat continue de parcou­rir le territoire. Hier soir, c’était à la Lu­doferme de Oleye qu’il était question d’accessibilité. Après un concert des «Loukoums» et la diffusion de l’émission «Coups de pouces» (Télé Bruxel­les), une rencontre enthousiasmante s’est déroulée avec Alain Geerts, expert en mobilité d’Inter Environnement Wallonie.

Les marcheurs se dirigent ensuite vers Hannut. Ils présenteront à 20h, dans la salle communale de Villers-le-Peuplier (rue de la Crosse, 5) «Le livre-accès», sorti en novembre aux éditions du Ceri­sier.

Acte II, 5 décembre 2001

La «Marche des gueux», entamée ce di­manche 2 décembre, continue son petit bonhomme de chemin pour atteindre la capitale. Ils seront accueillis à la Gare Quartier Léopold par la fanfare «Belgis­tan», aux alentours de 17h15.

Parcourant joyeusement le territoire, après s’être rendu à Oleye, Hannut, ils se sont arrêtés le soir à Jodoigne. Invités par le S.I.E.P. Brabant-Wallon, le collectif sans ticket a été chaleureusement accueilli par quelques habitants ainsi que par le bourgmestre FF et des membres du conseil communal qui ont témoigné de leur sympathie et leur intérêt pour la lutte des sans ticket. Ceux-ci ont ensuite pu débattre avec les habitants de la cité de la question de l’accessibilité aux équipe­ments collectifs. Cette discussion a mis en évidence que la question de l’accessibilité en région rurale était particulièrement brû­lante. En effet, avant de parler de la gratuité, il fallait aborder le thème du manque de déserte.

Depuis 20 ans la SNCB ainsi que les opérateurs de transport régionaux, soumis aux coupes sombres budgétaires décidées par Decroo, ont dû aban­donner à la voi­ture la mobilité des personnes vivant dans les campagnes. A Jodoigne, mais égale­ment à Hannut (20.000 hab.), nous avons pu constater que les gares ont été fermées, et que pour prendre en semaine un bus dans les bourgades environnant Jodoigne afin de se rendre à Bruxelles, il fallait se lever à 5h du mat’.

Une des conséquences de ces politiques est la transformation de ces espaces ru­raux en espaces de transit pour les ca­mions de marchandise. Comme pou­vait le constater un des marcheurs : «Ces routes de campagnes sont à bien des égards plus dangereuses et polluées que certaines artères des centres villes.»

Après une nuit passée «chez l’habitant», les gueux ont repris la route, direc­tion Louvain-La-Neuve. Une rencontre-débat sur la mobilité est prévue au «111», avec entre autre la participation de «Tous en bus», groupe citoyens-experts travaillant à la création d’un réseau de bus sur Otti­gnies-L-L-N.

Acte III et épilogue provi­soire : jugement le 18 jan­vier 2002

Après 5 journées de déambulation à tra­vers les routes et les sentiers boueux du Royaume, la vingtaine d’usagers du Col­lectif sans ticket amenée par la SNCB à porter en appel devant les tribunaux la question de l’accès aux transports a atteint ce vendredi les marches du Palais de Justice de Bruxelles, sous les encourage­ments d’une centaine de personnes et accompagnée par les chants médiévaux d’une chorale polyphonique.

«On aura tous-tous-tous bientôt les trains gratuits…» ont entonné les gueu­ses et gueux sans ticket sur l’air de «On ira tous à Torremolinos», alors que la foule pre­nait le chemin de la salle d’audience. L’accès à cette dernière était une fois de plus richement garni de policiers fédéraux chargés de fouil­ler toute personne dési­reuse d’assister aux débats. Ce déploie­ment de forces, combiné au refus du Pré­sident d’accepter dans l’enceinte du tribu­nal les gueux poursuivis s’ils ne quittaient pas leur accoutrement, a retardé l’ouverture du procès pendant une heure et demie.

La troupe de sans ticket une fois installée, le Président a énuméré les faits retenus à l’encontre des 17 usagers prévenus (entre une et quinze amendes). Maîtres Van Gehuchten, Peeters et Letellier sont en­suite intervenus pour contester le bien fondé de poursuites reposant sur un trai­tement discrimina­toire des citoyens en matière tarifaire et contrevenant par là aux art. 9 et 10 de la Constitution belge. Evi­dente sur le territoire belge, cette inégalité des usagers devant les services rendus s’étend d’ailleurs à tout ressortissant de l’Union européenne, en infraction avec le droit communautaire au regard duquel il ne peut être question d’une «préférence nationale tarifaire» (réduc­tions applica­bles par exemple aux minimexés en Bel­gique mais pas à leurs équivalents fran­çais – les RMIstes – lorsque ils se dépla­cent sur le réseau SNCB). Dans la foulée, les avocats du CST ont pointé, à travers les art. 82 et 86 du traité instaurant la Communauté européenne, l’irrégularité de condi­tions commerciales inégales (les diverses formules tarifaires, sans lien avec la situation socio-économique des usa­gers) pour des prestations équivalentes (les trajets en train).

La plaidoirie a aussi souligné la dimen­sion explicitement politique de la démar­che des usagers du CST, citant entre au­tres à titre d’illustration ce qu’en a écrit la philosophe des sciences I. Stengers : «Ce n’est pas à un amé­nagement humanitaire de la situation qu’il (le CST) entend aboutir (…). C’est à une véritable déci­sion politique, traduisant une transforma­tion de la manière dont les problèmes sont posés, c’est-à-dire un événement cultu­rel».

Maître Peeters a pour sa part présenté les déplacements des prévenus en tant qu’application de la notion «d’état de nécessité», le voyage sans titre de trans­port visant ici à préserver la valeur du droit à la mobilité, prioritaire par rapport au dommage prétendument causé à la collectivité.

Le Substitut du Procureur du Roi a quant à lui soufflé le chaud et le froid. Tout en reconnaissant que «la cause des prévenus est en tous les cas totale­ment justifiée aux yeux d’une politique future», il s’en est tenu à une lecture du droit réductrice et amnésique, demandant à la Cour la plus stricte appli­cation de la loi. Il a en effet estimé qu’une jurisprudence imaginative en la matière constituerait «une dérive dangereuse pour la démocratie». Vu le peu de revenus des usagers poursuivis, c’est donc sans sourciller qu’il a réclamé des peines d’emprisonnement à l’encontre d’une pratique citoyenne qu’il juge par ailleurs «respectable et sympathique».

Cinq usagers de la carte de droit aux transports, membres ou non du CST, ont, pour finir, apporté un faisceau d’éclairages sur le contexte et les motiva­tions de leur démarche. En une petite heure, devant le Substitut, les trois juges et les greffières du Tribunal correctionnel, ils ont abordé les aspects suivants : la désobéissance civile et la jurisprudence comme sources vivantes du droit ; les mutations de l’environnement socio-éco­nomique, la crise du politique et les nou­velles formes de participation à la chose publique ; la mise en critique des régimes tarifaires préférentiels en vigueur au­jourd’hui ; l’état de liquidation larvée d’une SNCB rongée intérieurement par une ges­tion financière compromettant à court terme ses missions de service pu­blic ; enfin, l’expérience et les enseigne­ments que l’on peut associer à l’emploi de la carte de droit aux transports.

A côté de l’application stérile du réquisi­toire du Substitut, une possibilité s’est dessinée pour le Tribunal dans les conclu­sions déposées à l’audience : faire suite aux trois propositions de questions préju­dicielles (demandes de clarification adres­sées ici à la Cour de Justice européenne de Luxembourg) relatives à l’interprétation du droit communautaire. Peut-être alors adopte­rons-nous la sug­gestion du Président qui, ce matin, face aux applaudisse­ments ponctuant les pro­pos de la défense, s’est exclamé : «Faites ça quand je rendrai mon jugement». Un jugement qui sera prononcé en audience publi­que le vendredi 18 janvier 2002.

«   Les CST de Bruxelles et de Liège