Interdit d'interdire ?

Note : Suite à une erreur technique, ce texte a été amputé dans notre n° 244. Nous le reproduisons ce mois-ci en entier.

Depuis l'aube des temps, la Société, à travers ses divers ordres - le souverain, puis l'état et ses sous-ordres que sont la Police, la Justice, l'Armée ; les religions, les corporations, la morale… -, à chaque fois qu'elle est confron­tée à un problème, énonce et ins­titue des interdictions (de faire, de dire, voire même de penser), qu'elle assortit de sanctions en cas d'infraction ou énonce et institue un régime d'autorisation préalable.


Quels sont donc ces problèmes ?

Etant de nature variée et, en fait, quasi illimitée, il n'est pas possible d'en dresser un état, même schématique, ou d'en don­ner une liste significative d'exemples.

Il est donc préférable de les présenter sous la forme de problématiques, c'est-à-dire de les énoncer au regard de leur finalité :

·  Bien entendu, en premier lieu, figure tout ce qui relève de l'atteinte au pou­voir en place ou, plus générale­ment, de tout ce qui, de près ou de loin, par­ticipe d'une critique d'auto­rité, même si cette critique n'a pas de finalité ré­volution­naire au sens où elle se proposerait de légitimer la remise en cause de cette autorité et, a fortiori, son anéantisse­ment.

·  On trouve ensuite tout ce qui, en terme d'action - et, notamment, de comporte­ment -, de théorisation, d'expression, s'oppose à une norme d'être, de paraître, de penser - que celle-ci soit politique, religieuse, so­ciale, mo­rale (exemple : l'homo­sexualité, l'amour libre, la libre pen­sée au regard de dogmes) qui, en fait, est la norme de la Société considé­rée.

·  Est également susceptible de tomber sous le coup d'une interdiction ou d'une autorisation préalable tout ce qui, de fa­çon variable dans le temps et dans l'es­pace, en fonction d'un rapport de forces donné, peut porter atteinte ou, simple­ment, limitation à un intérêt, particulier ou collectif, dès lors que cet intérêt, bien entendu, se confond avec celui du pou­voir en place ou, du moins, bénéficie de la protection de ce pouvoir en raison d'une collusion d'intérêts. Lesdits inté­rêts étant essentiellement économiques, ces interdic­tions et autorisations préala­bles portent donc sur tout ce qui est une menace de l'ordre économique corres­pondant : association de travailleurs, grève, vol, boycott.

·  Enfin, la Société se ré­ifiant/instituant toujours sur un peu­ple et un terri­toire ou, parfois, dans cer­tains cas, au moins, sur une re­vendication territo­riale -, il est constant que l'interdiction et l'autori­sa­tion préalable constituent l'alté­rité identitaire, l'étranger, le différent, le non-national - pour, tout à la fois, constituer sa propre identité, réguler et contrô­ler certaines tensions in­ter­nes par leur canalisation vers un bouc émissaire et se protéger de l'autre qui est toujours vécu comme une menace.

Zone de Texte: Un régime d'interdits et d'autorisations préalables ne prévient pas les abus de liberté : il annihile la Liberté.Ainsi, de nos jours, en France :

·  la délinquance juvé­nile ou, plus précisé­ment, une certaine délinquance juvénile pose problème à certains et en certains lieux et on édicte un cou­vre-feu dont on ne manquera pas de rappeler que, au Moyen-Âge, il était le signal enjoignant aux citadins d’éteindre les lumières et que, dans son ac­ception moderne, il est l'inter­diction de sortir de chez soi à par­tir d’une certaine heure jusqu'à une au­tre heure et, à ce titre, est l'une des compo­santes de l'état de siège ;

·  l'organisation de fêtes en dehors des circuits du commerce et de la fisca­lité pose le problème d'un manque à gagner que l'on occulte en commu­niquant sur un pseudo principe de précaution la pré­servation de la sé­curité des fê­tards, des riverains, de l'environnement - et on veut instituer un système d'autorisation préalable ayant pour effet immédiat de remet­tre ces mani­festations dans les cir­cuits du commerce et de la fiscalité ;

·  l'usage privé de certaines substances que l'on appelle drogues pour mieux les dif­férencier d'autres substances qui elles ne sont pas des drogues puis­que licites : tabac, alcool, anti­dépresseurs - relève d'un comporte­ment psy­chosocial qui pose pro­blème, puisque de rupture avec les nor­mes domi­nantes, et on interdit cet usage privé en assimilant les usagers à des dé­lin­quants, au même titre que des trafi­quants d'envergure ;

·  la démonstration d'une contestation populaire de masse d'un certain Som­met de Nice pose pro­blème aux organi­sa­teurs dudit Sommet et, en totale opposi­tion avec les principes de liberté, no­tamment d'expression et de cir­culation, dont se prétend ce même Sommet, et sans même se donner la peine d'une pseudo-légalité de façade, on interdit le franchissement de la frontière à un train d'opposants venu d'Italie.

Zone de Texte: Une liberté susceptible d'être interdite ou soumise à autorisation n'est pas constitutive d'un principe de Liberté mais d'une absence de Liberté !On pourrait multiplier les exemples à l'infini. Là n'est pas l'intérêt. Exami­nons plutôt les problèmes que posent ces régi­mes d'inter­diction et d'autorisa­tion préala­ble.

Fondamentalement, ces régimes sont généralement, voire pour ainsi dire tou­jours, en opposition totale au principe de liberté tel que légi­timé par les Droits universels des hu­mains et de nom­breux traités inter­nationaux (ceux, par exemple, concernant l'Europe) ainsi que, nationa­lement, par la Constitu­tion elle-même. Ainsi, on ne peut à la fois reconnaître le droit de manifesta­tion et soumettre l'exer­cice de ce droit à une autorisation préala­ble - autori­sation susceptible d'être refu­sée -, voire interdire son exercice (cf. le cas du train précité).

Ils enfreignent un autre principe et un autre droit tout aussi universels : l'égalité des citoyens devant la Loi. En effet, outre que, généralement, ces régimes ont des applications sélecti­ves, voire discrimina­toires, force est d'admettre que les sanc­tions assortis­sant, surtout lorsqu'elles sont de na­ture financière (amendes), introdui­sent une inégalité entre les citoyens en mesure de s'acquitter de ces peines et ceux qui, du fait de leurs revenus in­suffi­sants, ne peuvent pas le faire.

Ces régimes sont souvent fondés sur une discrimination - au sens strict du terme -, c'est-à-dire non pas sur des actes, par exemple, mais sur l'indivi­dua­lité des per­sonnes à raison de leur sexe, de leur alté­rité (et, en particulier, de leur nationalité), de, sinon leur race, du moins leur appa­rence physi­que (fa­ciès), ce qui constitue autant d'atteintes aux Droits universels des humains, leur égalité universelle et inaliénable, l'illégalité et l'illégitimité de toute forme de discrimination.

La plupart du temps, ces régimes sont des exorbitations du Droit, en ce sens qu'ils relèvent de la puissance régle­mentaire de l'ordre considéré - et, no­tamment, de l'état et qu'ils se fondent donc sur la force et non sur le Droit. Par ce biais, c'est une porte béante qui est ouverte à tous les dénis de droit et à toutes les injustices dès lors que les ci­toyens sont privés de tout contrôle et de recours sur et contre ces actes et que, surtout, obéissant à la seule bonne/mauvaise volonté du prince, au principe de l'universalité est substitué celui du relativisme le plus absolu, relati­visme à raison de l'espace, du temps, des faits et des personnes.

Une des particularités de ces régimes est leur constante mouvance dans la mesure où, en fonction même du prin­cipe de relativité précité, la production d'actes de souveraineté (et, plus exac­tement, d'auto­rité) est constante. Il en résulte une accu­mulation constante de textes, de portée plus ou moins grande, qui, en l'absence d'une actua­lisation tout autant constante du cor­pus, sur de nombreuses contradic­tions qui font qu'une même chose peut être auto­risée et interdite, libre ou régle­mentée, et que l'on est donc systémati­quement dans une logique d'interpré­tation qui plus est, subjective, partiale, partisane - et non d'application comme il devrait normalement en être en matière de Droit et donc de Justice.

Depuis qu'ils existent, ces régimes n'ont jamais produit les résultats es­comptés puisque les infractions aux interdictions et les oublis de sollicita­tion d'autorisation sont aussi constants qu'eux. On ne peut donc que s'interro­ger sur la pertinence du maintien de régimes – et donc de disposi­tifs, de person­nels, de paperasserie et… de coûts – qui ont un effet sinon nul, du moins bien en deçà de leur coût.

Souvent même, ces régimes provo­quent des effets inverses à ceux recher­chés. Ainsi, ne pouvant plus "faire" officielle­ment telle ou telle chose, on continue de le faire dans la clandestinité ce qui enlève à la Société toute fa­culté de contrôle, de surveil­lance, de ré­gulation… alors qu'elle pouvait en user lorsque ces cho­ses étaient licites (cf. la Prohibition, la prostitution…).

En devenant clandes­tines, les choses in­terdites, de pratiques sociales gratui­tes, deviennent souvent objets de commerce, d'un commerce parti­culier puisque illicite et contrôlé non plus par la Société mais par le(s) mi­lieu(x) : où est le gain quand, au pas­sage, la Société y perd même un re­venu fiscal ?

Même si l'on peut intellectuellement ad­mettre que certaines interdictions et cer­taines limitations (autorisations préala­bles) sont fondées du point de vue des intéressés en ce sens qu'elles se proposent de les protéger contre eux mêmes tout en protégeant les autres des conséquences des excès qu'ils pour­raient commettre à leurs propres dépens – cf. par exemple, les conséquences de l'alcoolisme -, force est d'admettre que de tels régimes contri­buent à dé­responsabiliser les individus. En effet, s'il a été démontré que le meil­leur apprentissage d'une règle est l'appro­priation de cette règle, rien ne prouve, au contraire, que la peur d'une règle – comme peur de la sanction qu'entraîne l'infraction de cette règle – en emporte systémati­quement le respect. Seule une per­sonne responsable de ses actes peut, en toute conscience, faire le choix de ne pas commettre tel ou tel acte par rapport non pas tant à la Règle sociale qu'à son propre règlement –que l'on pourra appeler, mo­rale, éthique, code de l'honneur… - : la meilleure des règles, celle qui est la plus efficace en terme de respect, est celle qui vient du dedans et non de dehors. Parce qu'ils déresponsabilisent, ces régimes ont un coût (social, sanitaire, fiscal, économi­que…) supérieur aux effets produits.

Un autre fondement de ces régimes est l'absence totale de crédit d'intelli­gence accordé aux gens. Au lieu de s'efforcer, par l'appel à la raison, de les convaincre de la dangerosité, de l'inutilité… de tel ou tel acte, on pré­fère recourir à l'interdit et au contrôle, ce qui, en définitive, n'est qu'un ré­flexe naturel quand on se fonde sur la force et non sur le Droit, sur le pou­voir et la domina­tion et non sur le vou­loir et la coopération.

Il s'ensuit que ces régi­mes privilégient la répression aux dépens de la pré­vention et, singulièrement, de l'éduca­tion, ce qui ne manque pas d'être para­doxal quand tous les ordres concernés se proposent d'œu­vrer à l'amélioration du bien-être des gens et, partant, à la promotion de l'éducation comme mo­teur de progrès et fondement de la Justice !

Une des légitimations régulièrement avancés pour ces régimes est que leur objet est de préserver les libertés indi­vi­duelles contre les excès de certains indi­vidus.

Dés lors qu'elle est encadrée par la Loi et, a fortiori, par le Règlement – le fait du prince -, une Liberté cesse d'être un droit universel et inaliénable pour devenir une… liberté surveillée. Ce qui est auto­risé ne participe pas de la liberté mais de la tolérance, de la permission, de la grâce, de la faveur, du privilège… Ce qui relève de l'in­terprétation – d'une interprétation soumise, qui plus est, à un relativisme aussi universel qu'arbitraire – n'émarge ni au Droit, ni à la Justice mais au pouvoir et à la force. La li­berté est absolue ou elle n'est pas. Elle ne saurait se découper, se discriminer, se relativiser, se spécifier, s'immatri­culer, se déduire, se quéman­der…

«   J.C.Cabanel