Chômeurs heureux


Bulletin d'inactivité n°1 - Berlin 1996
" Et qu'est-ce que vous faites dans la vie ?"


Lecture publique à trois voix, en chaise longue et agrémentée de diapo­sitives, donnée pour la première fois le 14 août 1996 au " Marché aux escla­ves " du Prater (Berlin-Est) devant une assemblée mi-enthousiaste, mi-dubi­tative.

Ce qui suit est une entorse aux princi­pes que les Chômeurs Heureux s'étaient donnés jusqu'ici, eux qui ne prennent pas volontiers les choses par la théorie. Ils lui préfèrent de beau­coup la propagande par le fait, le mé­fait et surtout le non-fait. D'ailleurs, la recherche dans le domaine du chô­mage heureux n'a pas encore abouti à des résultats décisifs et susceptibles d'être présentés ici. Mais quelques explications sont pourtant nécessaires, car la rumeur, qui a déjà assuré aux Chômeurs Heureux une sorte de noto­riété secrète, n'est pas exempte de malentendus. Et ceci sur des points d'importance, à savoir le bonheur, et aussi le chômage.

Déjà parce qu'il est question de bon­heur, la question devient immédiate­ment suspecte. Le bonheur est irres­ponsable. Le bonheur est bourgeois. Le bonheur est anti-allemand. Et d'ailleurs, comment peut-on se dire heureux, en présence de la misère, de la violence, et des petits pains qui coûtent 67 Pfennigs alors que ce ne sont plus que d'insipides poches gon­flées d'air ? ! Paul Watzlawick a déjà traité de ce genre d'arguments dans Faites vous-même votre malheur : " Et si nous étions absolument innocents de l'événement originel ? Si personne ne pouvait nous reprocher d'y avoir contribué ? Il ne fait aucun doute dans ce cas que je demeure une pure et innocente victime. Qu'on ose alors remettre en cause mon statut de sacri­fié ! Qu'on ose même me demander de remédier à mon malheur ! Ce qui fut infligé par Dieu, les chromosomes et les hormones, la société; les parents, la police, les maîtres et les médecins, les patrons et, pire que tout, par les amis, est si injuste et cause une telle douleur qu'insinuer seulement que je pourrais peut-être y faire quelque chose, c'est ajouter l'insulte à l'outrage. Sans compter que ce n'est pas une attitude scientifique, non mais ! " Pour nous étendre sur ce sujet, il aurait fallu nous enfoncer dans les marécages de la psychologie, ce dont nous nous garderons bien. Mais on peut y trouver encore d'autres arguments contre la poursuite du bonheur. Il se dit par exemple que le totalitarisme, c'est de vouloir faire le bonheur des gens contre leur gré. A ce sujet, les travail­leurs et demandeurs d'emploi malheu­reux n'ont pas de souci supplémentaire à se faire : les Chômeurs Heureux n'ont pas l'intention de leur imposer quelque forme de bonheur que ce soit. Il est certain que le bonheur est un argument de vente typique pour toutes sortes de charlatans qui cherchent à fourguer leur remède miracle. Mais les Chômeurs Heureux n'ont pas de re­mède miracle à vendre. Sur le plan programmatique, nous voyons la chose telle que Lautréamont l'avait formulée pour lui-même en 1869 : " Jusqu'à présent, l'on a décrit le mal­heur pour inspirer la terreur et la pitié, je décrirai le bonheur pour inspirer leurs contraires ". Et maintenant, ve­nons-en au fait.

Le chômage: pas un pro­blème, une solution

Nous savons tous que le chômage ne sera jamais supprimé. La boîte va mal ? on licencie. La boîte va bien ? on investit dans l'automation, et on licen­cie. Jadis, il fallait des travailleurs parce qu'il y avait du travail, aujour­d'hui, il faut du travail parce qu'il y a des travailleurs, et nul ne sait qu'en faire, vite, mieux et pour moins cher. L'automatisation avait toujours été un vieux rêve de l'humanité. Le Chômeur Heureux Aristote, il y a 2300 ans : " Si chaque outil pouvait exécuter de lui même sa fonction propre, si par exem­ple les navettes de tisserands tissaient d'elles mêmes, le chef d'atelier n'aurait plus besoin d'aides, ni le maître d'es­claves. " Aujourd'hui le rêve s'est ré­alisé, mais en cauchemar pour tous, parce que les relations sociales n'ont pas évolué aussi vite que la technique. Et ce processus est irréversible : ja­mais plus des travailleurs ne viendront remplacer les robots et automates. De plus, là où du travail " humain " est encore indispensable, on le délocalise vers les pays aux bas salaires, ou on importe des immigrés sous-payés pour le faire, dans une spirale descendante que seul le rétablissement de l'escla­vage pourrait arrêter;

Tout le monde sait cela, mais personne ne peut le dire. Officiellement, c'est toujours " la lutte contre le chômage ", en fait contre les chômeurs. On trafi­que les statistiques, on " occupe " les chômeurs au sens militaire du mot, on multiplie les contrôles tracassiers. Et comme malgré tout, de telles mesures ne peuvent suffire, on rajoute une louche de morale, en affirmant que les chômeurs seraient responsables de leur sort, en exigeant des preuves de " re­cherche active d'un emploi ". Le tout pour forcer la réalité à entrer dans le moule de la propagande. Le Chômeur Heureux ne fait que dire tout haut ce que tout le monde sait déjà.

Chômage est un mauvais mot, une idée négative, le revers de la médaille du travail. Un chômeur n'est qu'un travailleur sans travail. Ce qui ne dit rien de la personne comme poète, comme flâneur, comme chercheur, comme respirateur. En public, on n'a le droit de parler que du manque de travail. Ce n'est qu'en privé, à l'abri des journalistes, sociologues et autres renifle-merde que l'on se permet de dire ce que l'on a sur le cœur : " Je viens d'être licencié, super ! Enfin je vais pouvoir faire la fête tous les soirs, bouffer autre chose que du micro-on­des, câliner sans limites. " Faut-il abo­lir cette séparation entre vertus privées et vices publics ? On nous dit que ce n'est pas le moment, que ça tournerait à la provocation, que ça ferait le jeu des beaufs. Il y a encore vingt ans, les travailleurs pouvaient remettre leur travail, et le travail en question. Au­jourd'hui, ils doivent se dire heureux pour la seule raison qu'ils ne sont pas au chômage, et les chômeurs doivent se dire malheureux pour la seule rai­son qu'ils n'ont pas de travail. Le Chômeur Heureux se rit d'un tel chantage. Lorsque l'éthique du travail s'est perdue, la peur du chômage reste le meilleur fouet pour augmenter la servilité. Un certain Schmilinsky, conseiller d'entreprises pour l'élimina­tion des tireurs au flanc le dit on ne peut plus clairement : " Dans une écu­rie, vous décidez aussi que un cheval doit avoir une récompense et lequel ne reçoit rien. Les entreprises qui veulent survivre aujourd'hui doivent être par moments impitoyables. Trop de bonté peut leur casser les reins. Je conseille à mes clients d'agir avec une poigne de fer dans un gant e velours. A notre époque, les travailleurs regardent au­tour d'eux et voient partout des postes de travail supprimés. Nul n'a vraiment envie de se faire remarquer par un comportement désagréable. Les entre­prises tendent à utiliser toujours plus ce sentiment d'insécurité, afin de ré­duire notablement les heures de travail perdues. " (Der Spiegel 3/2/1996) La création d'un biotope propice aux Chômeurs Heureux pourrait également améliorer la condition des travailleurs : leur peur de se retrouver au chômage diminuerait, en même temps que le courage de dire non pourrait plus li­brement s'exprimer. Un jour peut-être, le rapport de forces serait à nouveau retourné au profit des salariés : " Quoi ? Vous prétendez contrôler si je suis vraiment malade ou non ? Si c'est comme ça, je préfère encore être un Chômeur Heureux ! " Le travail est une question de survie. On ne peut qu'être d'accord avec cet avis. Voici ce qu'en écrit des USA Bob Black : " Le travail est un meurtre en série, un gé­nocide. Le travail tuera, directement ou indirectement, tous ceux qui lisent ces lignes. Dans ce pays, le travail fait chaque année entre 14000 et 25000 morts, plus de deux millions d'handi­capés, 20 à 25 millions de blessés. Et encore, ce chiffre ne prend-il pas en compte le demi-million de maladies professionnelles. Il ne gratte que la superficie. Ce que les statistiques ne montrent pas, ce sont tous les gens dont la durée de vie est raccourcie par le travail. C'est bien ce qui s'appelle du meurtre ! Pensez à tous ces toubibs qui crèvent à 50 ans, pensez à tous les "workaholics" ! Et même si vous ne mourrez pas pendant votre travail, vous pouvez mourir en vous rendant au travail, ou en en revenant, ou en en cherchant, ou en cherchant à ne plus y penser. Naturellement, il ne faut pas oublier de compter les victimes de la pollution, de l'alcoolisme et de la consommation de drogues liées au travail. Là, on atteint un nombre de victimes multiplié par 6, seulement pour pouvoir vendre des big macs et des cadillacs aux survivants ! "

Le bottier ou l'ébéniste étaient fiers de leur art. Et naguère encore, les tra­vailleurs des chantiers navals écra­saient une larme au coin de l'œil en voyant partir au loin le navire qu'ils avaient construit. Mais ce sentiment d'être utile à la communauté a disparu de 95% des jobs. Le secteur des " ser­vices " n'emploie que des domestiques et des appendices d'ordinateurs qui n'ont aucune raison d'être fiers. Du vigile au technicien des systèmes d'alarme, une foule de chiens de garde ne sont payés que pour surveiller que l'on paye ce qui sans eux pourrait être gratuit. Et même un médecin n'est plus en vérité qu'un représentant de com­merce des trusts pharmaceutiques. Qui peut encore se dire utile aux autres ? La question n'est plus : à quoi ça sert, mais : combien ça rapporte. Le seul but de chaque travail particulier est d'augmenter les bénéfices de l'entre­prise, et de même le seul rapport du travailleur à son travail est son salaire.

L'argent est le problème

C'est justement parce que l'argent, et non l'utilité sociale, est le but, que le chômage existe. Le plein emploi c'est la crise économique, le chômage c'est la santé du marché. Que se passe-t-il, dès qu'une entreprise annonce une charrette de licenciements ? Les ac­tionnaires sautent de joie, les spécula­teurs la félicitent pour sa stratégie d'assainissement, les actions grimpent, et le prochain bilan témoigne des bé­néfices ainsi engrangés. De la sorte, on peut dire que les chômeurs créent plus de profits que leurs ex-collègues. Il serait donc logique de les récompenser pour leur contribution sans égal à la croissance. Au lieu de cela, ils n'en touchent pas un rogaton. Le Chômeur Heureux veut être rétribué pour son non-travail. Nous pouvons ici nous en référer à Kasimir Malevitch, le coura­geux créateur du Carré Blanc sur Fond Blanc. En 1921, il écrivit dans un livre qui n'a été publié que voici deux ans en Russie, La paresse : véritable but de l'humanité : " L'argent n'est rien d'au­tre qu'un petit morceau de paresse. Plus on en a, plus on peut goûter en abondance aux délices de la paresse. [...] Le capitalisme organise le travail de telle sorte que l'accès à la paresse n'est pas le même pour tous. Seul peut y goûter celui qui détient du capital. Ainsi, la classe des capitalistes s'est-elle libérée de ce travail dont toute l'humanité doit maintenant se libérer. " Si le chômeur est malheureux, ce n'est pas parce qu'il n'a pas de travail, mais parce qu'il n'a pas d'argent. Ne disons donc plus demandeur d'emploi mais : " demandeur d'argent ", plus " recherche active d'un emploi ", mais : " recher­che active d'argent ". Les choses se­ront plus claires. Comme on va le voir, le Chômeur Heureux cherche à com­bler ce manque par la recherche de ressources obscures. Comptez au total combien d'argent les contribuables et les entreprises consacrent officielle­ment " au chômage ", et divisez par le nombre de chômeurs : Hein ? Ca fait sacrément plus que nos chèques de fin de mois, pas vrai ? Cet argent n'est pas principalement investi dans le bien-être des chômeurs, mais dans leur contrôle chicanier, au moyen de convocations sans objet, de soi-disant stages de formation-insertion- perfec­tionnement qui viennent d'on ne sait où et ne mènent nulle part, de pseudo-travaux pour de pseudo-salaires, sim­plement afin de baisser artificiellement le taux de chômage. Simplement donc, pour maintenir l'apparence d'une chi­mère économique. Notre première proposition est immédiatement appli­cable : suppression de toutes les mesu­res de contrôle contre les chômeurs, fermeture de toutes les agences et officines de flicage, manipulation statistique et propagande (ce serait notre contribution aux restrictions budgétaires en cours), et versement automatique et inconditionnel des allocations augmentées des sommes ainsi épargnées. Le nouveau délire conservateur reproche aux chômeurs de se complaire dans l'assistance, de vivre aux crochets de l'état et patati et patata. Bon, pour autant que l'on sa­che, l'état existe toujours, et encaisse les impôts, c'est pourquoi nous ne voyons pas en quel honneur nous de­vrions renoncer à son soutien finan­cier. Mais nous ne sommes pas polari­sés sur l'état. Nous ne verrions aucun inconvénient à un financement venant du secteur privé, que ce soit sous la forme du sponsoring, de l'adoption, d'une taxe sur les revenus du capital, ou du racket. On n'est pas regardants.

Si le chômeur est malheureux, c'est aussi parce que le travail est la seule valeur sociale qu'il connaisse. Il n'a plus rien à faire, il s'ennuie, il ne connaît plus personne, parce que le travail est souvent le seul lien social disponible. La chose vaut aussi pour les retraités d'ailleurs. Il est bien clair que la cause d'une telle misère exis­tentielle est à chercher dans le travail, et non dans le chômage en lui-même. Même lorsqu'il ne fait rien de spécial le Chômeur Heureux crée de nouvelles valeurs sociales. Il développe des contacts avec tout un tas de gens sym­pathiques. Il est même prêt à animer des stages de resocialisation pour tra­vailleurs licenciés. Car tous les chô­meurs disposent en tout cas d'une chose inestimable : du temps. Voilà qui pourrait constituer une chance historique, la possibilité de mener une vie pleine de sens, de joie et de raison. On peut définir notre but comme une reconquête du temps. Nous sommes donc tout sauf inactifs, alors que la soi-disant " population active " ne peut qu'obéir passivement au destin et aux ordres de supérieurs hiérarchiques. Et c'est bien parce que nous sommes actifs que nous n'avons pas le temps de travailler.

" Je ne voulais pas que ma vie soit réglée d'avance ou décidée par d'au­tres. Si, à six heures du matin, j'avais envie de faire l'amour, je voulais pren­dre le temps de le faire sans regarder ma montre. Je voulais vivre sans heure, considérant que la première contrainte de l'homme a vu le jour à l'instant où il s'est mis à calculer le temps. Toutes les phrases usuelles de la vie courante me résonnaient dans la tête : Pas le temps de... ! Arriver à temps... ! Gagner du temps... ! Perdre son temps... ! Moi, je voulais avoir " le temps de vivre " et la seule façon d'y arriver était de ne pas en être l'esclave. Je savais l'irrationalisme de ma théo­rie, qui était inapplicable pour fonder une société. Mais qu'était-elle, cette société, avec ses beaux principes et ses lois ? " Ces mots sont de Jacques Me­srine. LE CIMETIÈRE DE LA MORALE On nous a aussi rétorqué que le Chômeur Heureux n'est sans-travail qu'au sens actuel du mot " tra­vail ", c'est à dire " travail salarié ". Il nous faut ici expressément indiquer que si le Chômeur Heureux ne cherche pas de travail salarié, il ne cherche pas non plus de travail d'esclave. Et pour autant que l'on sache, il n'existe que deux modes de travail : le salariat et l'esclavage. Certes, il existe aussi des étudiants, des artistes et autres fanfa­rons qui ne peuvent écrire le moindre papier ou laper la moindre écuelle sans prétendre se livrer là à un important "travail". Même les soi-disant "auto­nomes" ne peuvent organiser de "séminaires" anticapitalistes sans me­ner des "débats productifs" au sein de "groupes de travail"; Misérables mots, misérables pensées. Ce n'est pas d'aujourd'hui que "travail" est un mot empreint de malheur. "Arbeit" est probablement formé sur un verbe germanique disparu qui avait pour sens "être orphelin, être un enfant utilisé pour une tâche corporelle rude", verbe lui-même issu de l'Indo Euro­péen "Orbhos", orphelin. Jusqu'au haut-Allemand moderne, "Arbeit" signifiait " peine, tourment, activité indigne " (dans ce sens, Chômeur Heureux est donc un pléonasme). Dans les langues romanes, la chose est encore plus claire, puisque "travail", "trabajo", etc., vient du latin "tripa­lium", un instrument de torture à trois piques qui était utilisé contre les es­claves. C'est Luther qui le premier a promu le mot "Arbeit" comme valeur spirituelle, prédestination de l'homme dans le monde. Citation : " L'homme est né pour travailler comme l'oiseau est né pour voler. " On pourrait nous répondre que cette querelle de mots est sans importance. Mais le fait de confondre " boisson " avec " coca-cola ", " culture " avec " Bernard Henry Gluckskraut " ou " activité " avec " travail " ne saurait rester sans consé­quences graves. Dès qu'il est question de travail ou de chômage, on a affaire à des catégories morales. Et la ten­dance va en s'accentuant, il suffit d'ouvrir un journal pour s'en rendre compte : " Une conception du monde l'a emporté sur une autre a déclaré un expert de Washington. " Au lieu de considérer que la pauvreté a des cau­ses économiques, la nouvelle école de pensée qui domine à présent voit dans la pauvreté le résultat d'un comporte­ment moral mauvais. Comme du temps ou les curés voyaient leur mo­nopole sur les âmes en danger, la mo­rale est ici une tentative de combler la fissure grandissante entre la réalité et son image idéologique. Qui dit au chômeur " tu as péché " attend de ce­lui-ci ou bien qu'il fasse pénitence, ou bien qu'il justifie de sa vertu. Dans les deux cas, il aura reconnu l'existence du péché. Les tentatives pleurnichar­des de certains chômeurs pour provo­quer la pitié de ce monde ne peuvent aboutir, au mieux, qu'à provoquer la pitié. Ce n'est que le rire sublime qui peut désarmer la morale pour de bon.

Il est clair que Paul Lafargue, l'auteur du Droit à la paresse, est un des inspi­rateurs historiques des Chômeurs Heu­reux : " Les économistes s'en vont répéter aux ouvriers : travaillez, pour augmenter la richesse nationale ! Et cependant, un économiste, Destutt de Tracy, répond : les nations pauvres, c'est là où le peuple est à son aise; les nations riches, c'est là où il est ordinai­rement pauvre. Mais assourdis et idio­tisés par leurs propres hurlements, les économistes de répondre : Travaillez, travaillez toujours pour créer votre bien-être ![..] Travaillez pour que, devenant plus pauvres, vous ayez plus de raisons de travailler et d'être misé­rables ". Pourtant, nous ne faisons pas nôtre la revendication d'un droit à la paresse. La paresse n'est que le contraire de l'assiduité. Là où le travail n'est pas reconnu, la paresse ne peut pas l'être non plus. Pas de vice sans vertu (et vice versa). Depuis l'époque de Lafargue, il est devenu clair que le soi-disant " temps libre " accordé aux travailleurs est la plupart du temps plus ennuyeux encore que le travail lui-même. Qui voudrait vivre de télé, de jeux interpassifs et de Club Merd ? La question n'est pas simplement, comme pouvait encore le croire Lafar­gue, de réduire le temps de travail pour augmenter " le temps libre "; Ceci dit, nous nous solidarisons tota­lement avec ces travailleurs espagnols à qui l'on avait voulu interdire la sieste sous prétexte d'adaptation au marché européen, et qui avaient répondu qu'au contraire, c'était à l'Union Européenne d'adopter " l'Euro-sieste ". Que ceci soit clair : le Chômeur Heureux ne soutient pas les partisans du partage du temps de travail, pour lesquels tout serait pour le mieux si chacun travail­lait, mais 5, 3, ou même 2 heures par jour. Qu'est-ce que c'est que ce saucis­sonnage ? Est-ce que je regarde le temps que je mets à préparer un repas pour mes amis ? Est-ce que je limite le temps que je passe à écrire ce putain de texte ? Est-ce que l'on compte, quand on aime ?

Mais le Chômage Heureux ne repré­sente pas pour autant une nouvelle utopie. Utopie veut dire : " lieu qui n'existe pas "; L'utopiste dresse au millimètre les plans d'une construction supposée idéale, et attend que le monde vienne se couler dans ce moule. Le Chômeur Heureux, lui, serait plutôt un " topiste ", il bricole, et expérimente à partir de lieux et d'ob­jets qui sont à portée de main. Il ne construit pas de système, mais cherche toutes les occasions et possibilités d'aménagement de son environnement. Un honorable correspondant nous écrit : " S'agit-il pour les chômeurs Heureux de gagner une reconnaissance sociale avec le financement sans conditions qui va avec, ou bien est-il question de subvertir le système au moyen d'ac­tions illégales, comme ne pas payer l'électricité ? Le lien entre ces deux stratégies ne paraît pas vraiment logi­que. Je peux difficilement chercher à être accepté socialement et en même temps prôner l'illégalité. " Bon. Le Chômeur Heureux n'est pas un fanati­que de l'illégalité. Dans ses efforts pour faire le Bien, il est même prêt, s'il le faut, à recourir à des moyens lé­gaux. D'ailleurs, les crimes de jadis sont les droits d'aujourd'hui (que l'on pense au droit de grève), et peuvent redevenir des crimes. Mais surtout : nous cherchons la reconnaissance sociale. Nous ne nous adressons pas à l'état ni aux organismes officiels, mais à Monsieur Tout-le monde.

Nous entendons d'ici le chœur des théoriciens de la lutte des classes : " Ceci n'est qu'une soupape pour le sys­tème, par laquelle des sédiments pro­létariens sans travail sont maintenus dans une niche illusoire afin d'utiliser les fonctions vitales qui leur restent pour atténuer les contradictions du capitalisme. Les Chômeurs Heureux s'amusent, et pendant ce temps la bourgeoisie extrait la plus-value sans rencontrer de résistance. Trahison ! Trahison ! " Chaque pas concret, et même le simple fait de respirer, peut être dénigré comme tentative d'adap­tation à ce monde (et c'est bien de la possibilité de respirer dont il est ques­tion ici). La critique sociale la plus acerbe ne peut être d'un grand secours, tant que sa conclusion pratique se limite à un wait and see. Nous savons bien que notre tentative peut échouer de diverses façons. Ca peut par exem­ple tourner à la gaudriole, une plai­santerie sans conséquences. L'idée de départ peut aussi se trouver ensevelie sous des tonnes de sérieux bétonné. Il pourrait aussi arriver qu'un groupe de Chômeurs Heureux rencontre tant de succès qu'ils se trouveraient transfor­més en Businessmen Heureux, sans plus de liens avec leur milieu d'ori­gine. Ce sont des risques, ce n'est pas une fatalité. Nous nous chargeons du coup d'envoi, il ne dépend pas de nous que la balle arrive au but.

Texte publié aux Éditions d'une plombe du mat', par William J.-M. MARIE, dont voici un extrait de la présentation:

Jamais les chômeurs français n'ont remis en cause l'idéologie de retour au salariat dont tous les économistes constatent l'effondrement irréversible. Pas une réflexion sur l'impossibilité d'embaucher une main d'œuvre deve­nue inutile eu égard aux moyens mo­dernes de production (quand on pro­duit quelque chose). Pas une critique sur le système actuel du travail où les heureux bénéficiaires du chagrin y dépassent largement le temps légal (ainsi que l'a montré la très limitée grève des routiers canalisée par les appareils syndicaux). Pas un débat de fond sur ce qui devrait être organisé dans la société française sur la réparti­tion du travail, que ce soit par une réduction massive des journées de travail (semaine de 4 voir 3 jours), ou du temps permanent à y consacrer (système de l'armée : 15 ans de service et ensuite la retraite). Les plus beaux fleurons de la ringardise patronale geignent en permanence sur le " coût de la main d'œuvre " française par rapport à celle des pays " exotiques " en feignant d'ignorer que 1) c'est faux (les ouvriers de Singapour ou du Japon sont mieux payés que leurs homolo­gues français), 2) que l'essentiel de la production est réalisée dans ces pays par des machines sophistiquées et que la main d'œuvre ne rentre plus en part importante dans le processus de pro­duction. D'ailleurs on se demande pourquoi cette objection ne fut pas présentée plus tôt, en une époque où, effectivement, il y avait une disparité du taux de main d'œuvre qui aurait pu justifier cette grogne sur la concur­rence, car la " mondialisation " de l'économie ne date pas d'hier.

Même des énarques commencent à trouver que trop d'incohérences c'est trop. Citons Mme Dominique Méda, ancienne élève, donc, de l'ENA mais qui ne s'est pas arrêtée en chemin dans cette haute école de conditionnement à la pensée unique puisqu'elle a fait aussi l'École normale supérieure, est agrégée de philosophie et a été profes­seur à l'Institut d'études politiques de Paris. Il s'agit de la conclusion de son livre : " Le travail, une valeur en voie de disparition ". Revoir l'organisation du travail Cesser de sacraliser le tra­vail devrait également nous permettre de le considérer simplement dans sa fonction de distribution des richesses et nous donner enfin l'occasion de nous interroger sur celle-ci. Si nous ne voulons pas modifier la manière dont est réparti le travail entre les individus aujourd'hui, c'est bien parce qu'il constitue le principal moyen de distri­bution des revenus, des statuts, de la protection et des positions sociales : revoir la manière dont est partagé le travail conduit à repenser la répartition de l'ensemble des biens sociaux. Mais est-il légitime que le travail continue à exercer cette fonction de distribution des richesses alors qu'il se réduit de fait, alors que nous souhaitons sa ré­duction, alors que le progrès technique continuera de réduire son volume ? Est-il normal que sa fonction demeure la même alors que le processus d'en­trée et de sortie du marché du travail n'est ni contrôlé ni régulé, mais qu'il résulte des arbitrages d'acteurs privés dont l'impératif n'est en aucune façon l'emploi, mais la production ou leur propre développement ? Est-il légitime qu'une société riche laisse ainsi la répartition de l'ensemble des biens sociaux s'opérer d'une manière " natu­relle ", sauvage et aléatoire ? Et sur­tout qu'elle se refuse à considérer le travail comme un bien tout à fait parti­culier, dont la répartition et la fluctua­tion doivent être régulées, puisqu'il ouvre à tous les autres ? Une société soucieuse de son bien commun et de sa cohésion sociale, soyons-en sûrs, procéderait autrement. Elle considére­rait le travail, les revenus, les statuts et les avantages jusque-là liés au travail comme autant de biens qui doivent être répartis entre ses membres, et dont la bonne répartition est constitu­tive du bien commun lui-même. Elle refuserait d'avaliser simplement la répartition des richesses issues d'une évolution arbitraire, où l'un des mem­bres a eu la malchance de se trouver dans telle entreprise, dans telle région et d'avoir exercé tel métier, tandis que tel autre y a échappé. Le hasard peut-il être au principe de nos sociétés mo­dernes ? On voit bien que le véritable problème de nos sociétés n'est en au­cune façon la pénurie de travail, mais le fait que nous manquions d'un " mode convaincant de partage ". Celui-ci s'effectue aujourd'hui dans notre pays " naturellement ", par l'exclusion du marché du travail des personnes les plus âgées ou les plus fragiles, l'exis­tence de sas de plus en plus longs pré­cédant l'entrée des jeunes sur le mar­ché du travail et une forte sélectivité de celui-ci : notre partage s'opère par déversement dans la catégorie du chômage.

Cette réflexion, qui s'inscrit dans la droite ligne des Paul Lafargue, Karl Marx et, plus près de nous, Jeremy Rifkin, André Gorz et Vivianne For­rester sera le mot de la fin de cette présentation.

«                 Contact: William MARIE

e-mail wmarie@easynet.fr