"Nous ne voulons pas le plein emploi,

mais une vie pleine !"


Si un ménage obtient une machine à laver, on n’entend jamais les membres de la famille, qui faisaient auparavant la lessive à la main, se plaindre que cela les "prive de leur travail".

Mais, chose curieuse, si un développement semblable se produit à un niveau social plus large, c’est considéré comme un problème grave - "le chômage" - qui ne peut être résolu qu’en inventant de nouveaux boulots.

 


 

Les projets pour partager le travail en établissant une semaine de travail un peu plus courte semblent, à première vue, aborder la question de façon plus rationnelle. Mais ces projets n’affrontent pas l’irrationalité fondamentale du système social basé sur les rapports marchands. Tout en réagissant contre une des manifestations de cette irrationalité (le fait que certains travaillent beaucoup alors que d’autres sont sans travail), ces projets tendent en réalité à renforcer l’illusion que la plus grande part du travail actuel est normal et nécessaire, comme si le seul problème était que, pour quelque étrange raison, le travail est partagé inégalement. L’absurdité de 90% des boulots existants n’est jamais évoquée.

 

Dans une société rationnelle, l’élimination de tous ces boulots absurdes (pas seulement ceux qui contribuent à la production ou à la vente de marchandises ridicules et non nécessaires, mais aussi ceux, beaucoup plus nombreux, qui sont impliqués directement ou indirectement dans la promotion et la protection du système marchand) réduirait les tâches nécessaires à un niveau si dérisoire (probablement moins que 10 heures par semaine) qu’on pourrait se les répartir volontairement et coopérativement, sans qu’il soit nécessaire de recourir aux stimulations économiques ou à la contrainte étatique(1).

 

Certaines actions récemment menées en France (qui, comme d’habitude, n’ont pratiquement pas été mentionnées par les médias américains) font un contraste rafraîchissant avec les appels "progressistes" en faveur de l’égalité dans l’esclavage salarié.

 

En décembre 1997 et janvier 1998, des dizaines de milliers de chômeurs ont manifesté dans des dizaines de villes françaises, occupant souvent des bureaux de l’ANPE, des CAF, des antennes Assedic, des agences des services publics (électricité, gaz...), des études d’huissiers, envahissant des magasins et restaurants chics, et investissant des supermarchés pour s’y servir gratuitement. Ce mouvement, quoique bien plus audacieux que les actions des chômeurs aux États-Unis, est resté malheureusement en grande partie sous le contrôle des associations de chômeurs officielles (dominées par le parti communiste, les partis gauchistes et les syndicats). Cependant, nombre d’occupations ont été effectuées à l’initiative d’individus qui commençaient à se passer des porte-parole officiels: à parler et à agir pour eux-mêmes.

 

Cette tendance radicale s’est montrée particulièrement active à la mi-janvier à Paris, quand des chômeurs ont brièvement occupé la bourse de commerce et l’École normale supérieure, puis (lorsque la police les a obligés à sortir) un amphithéâtre de l’université de Jussieu. Bien que cette occupation fût évidemment tout aussi illégale que les précédentes, les autorités universitaires n’ont pas appelé la police, et des assemblées de 100­/200 participants y ont eu lieu tous les jours pendant les deux mois et demi suivants.

 

Alors que la plupart des occupations du mouvement officiel avaient été brèves, contrôlées bureaucratiquement et symboliques (destinées simplement à faire pression sur le gouvernement pour qu’il accomplisse certaines réformes), les occupants de Jussieu ont voulu créer un forum permanent pour le débat public. Ils ont ouvert leur assemblée à tout le monde, plutôt que de la limiter aux seuls chômeurs, et ont commencé à chercher des liens avec d’autres terrains.

 

Les participants se sont accordés sur deux principes de base: que les luttes soient menées de façon autonome (les partis, les syndicats et d’autres organisations hiérarchiques étaient reconnus comme les ennemis de toute lutte vraiment radicale); que le salariat soit remplacé par l’activité à la fois libre dans son contenu et auto-organisée.

L’assemblée de Jussieu n’a pas prétendu représenter qui que ce soit; elle a simplement servi de lieu de rencontre où les gens pouvaient discuter tout ce qu’ils voulaient et, si l’envie les en prenait, se joindre à d’autres individus intéressés à réaliser tel ou tel projet particulier (tracts, "balades", etc.). Toute une série d’actions plus ou moins impromptues ont été menées par des bandes baladeuses de quelques dizaines de personnes, qui pouvaient, par exemple, aller interrompre un défilé de mode ou jeter des tomates pourries à un huissier; puis envahir un supermarché

et contraindre les propriétaires à leur faire "don" de quelques paniers de nourriture; puis prendre le métro pour aller dans un autre quartier afin de distribuer des tracts ou bomber des graffitis ("Le temps payé ne revient plus!" "Nous ne voulons pas une part du gâteau, nous voulons la boulangerie!"); et rentrer en fin de journée à Jussieu pour discuter les aventures du jour.

 

Dans les pages suivantes, nous avons traduit quelques extraits de leurs tracts et communiqués. Nous les faisons connaître parce que nous pensons qu’ils pourront être utiles à des gens qui vivent dans d’autres pays et qui sont confrontés à des situations semblables. Et non pas (comme il arrive si souvent avec le reportage international "radical") pour les assommer avec le spectacle d’événements exotiques et dont on grossit l’importance: un tel spectacle donne l’impression que la révolution consiste en des actions surprenantes et permanentes, qui ne peuvent être faites que par d’autres quelque part de l’autre côté de la planète.

Nous ne pensons pas que la France soit à la veille d’une révolution. Les actions décrites ici n’ont impliqué qu’une toute petite minorité de la population, et déjà le mouvement semble retomber: aux dernières nouvelles, l’assemblée de Jussieu n’a plus lieu que deux fois par semaine. Mais nous pensons que bien des participants ont découvert là que la vraie vie commence avec des expériences personnelles. Et de telles expériences mènent parfois à des choses plus grandes.

 

 

TANT QU’IL Y AURA DE L’ARGENT,

IL N’Y EN AURA JAMAIS ASSEZ POUR TOUT LE MONDE.

Ces réflexions partagées nous ont mené logiquement à la nécessité d’inventer une autre société, dont les hommes décideraient eux-mêmes de leur activité et de leur production, au lieu d’être les esclaves de celle-ci. On se rend compte évidemment que c’est un projet gigantesque, mais après tout, beaucoup d’entre nous étant “chômeurs”, nous possédons une richesse inestimable: LE TEMPS! Et désormais nous le prenons, car le projet d’un temps réellement vécu nous est bien plus passionnant que le temps vide ou mesuré passé entre sa télé, son boulot ou son bureau d’aide sociale...

On se dit que ce sentiment, cette idée, sûrement des millions d’entre nous la portent plus ou moins enfouie en eux; qu’il nous faut nous rencontrer, nous, les isolés, les dominés, pour ne plus l’être... On commence à circuler, à s’écrire. Un débat s’ébauche à Paris et en province. Des coordinations, des actions communes s’organisent.

Quant à la richesse véritable, pour nous, elle est à l’opposé de la marchandise et de l’argent. En même temps nous découvrons que la richesse est dans nos échanges, dans nos menées communes, dans les prémices que portent les rêves d’une autre société, humaine, que nous vous invitons à réfléchir avec nous. [7 mars]

 

* * *

 

La meilleure façon d’abolir le chômage, c’est d’abolir le travail et l’argent qui lui sont associés.

 

* * *

 

Aussi est-il absurde de réclamer "la création d’emplois"; les richesses existent pour assurer la subsistance à toutes et à tous. Nous n’avons qu’à les partager. Quant au reste, une révolution sociale fermerait davantage d’usines et supprimerait plus d’emplois nuisibles en douze heures que le capitalisme en douze ans. Pas question de continuer à fabriquer des colorants alimentaires, des porte-avions ou des contrats d’assurance... Pas de "plein emploi", une vie bien remplie!

 

* * *

Plutôt la débauche

(de caresses et d’idées)

que les embauches !

Il est juste (moralement et stratégiquement) de réclamer par exemple que les jeunes puissent toucher le RMI, parce que leur situation apparaît comme une incohérence manifeste. De même, il est important d’imposer la gratuité de tous les services publics pour les pauvres. Mais un mouvement social ne peut se contenter, en guise d’arguments, des contradictions et des mensonges de l’adversaire; il doit mettre en avant ses propres exigences, c’est-à-dire non seulement les raisons profondes de sa colère mais ses désirs. S’il ne le fait pas, il se borne à réclamer de la justice à ceux qui organisent l’injustice et en vivent. Ainsi il part battu. Le fameux slogan SOYONS RÉALISTES DEMANDONS L’IMPOSSIBLE! n’est pas une simple provocation ou un bon mot poétique, c’est réellement la voie du bon sens. [...] Salariés, étudiantes ou RMIstes, toutes et tous nous manquons d’abord d’espace et de temps pour nous rencontrer, échanger nos rêves, inventer nos vies. Plutôt la débauche (de caresses et d’idées) que les embauches!

 

* * *

 

La figure alarmante du chômeur instrumentalisée en terrorisme social

Jusqu’ici la figure alarmante du chômeur a été instrumentalisée en terrorisme social par le système capitaliste afin faire accepter n’importe quel boulot même le plus absurde, à n’importe quelles conditions. [...] N’est-il pas temps de s’interroger sur le sens de ce que l’on produit, de se poser ces questions essentielles: produire quoi? pour qui? pour quoi? comment? à quel coût écologique et social? [...] Arrêtons de nous en remettre à ces spécialistes du mensonge de bois qui prétendent parler en notre nom. À nous de décider de ce qui est possible, de ce que nous voulons, et des moyens pour l’obtenir. À nous de reprendre en main notre vie individuelle et collective. À nous de nous réapproprier les moyens matériels que les possesseurs des pouvoirs politiques, financiers et médiatiques nous ont volés.

 

* * *

 

La liberté du chômeur est une liberté de ne rien faire, puisqu’en tant qu’individu tous les moyens de production lui sont refusés. [...] Le chômeur est dangereux dans la mesure où il cherche à donner un contenu à sa liberté. [...] La véritable alternative n’oppose pas le travail salarié au chômage, mais l’activité libre à l’activité aliénée. [...]

 

Il apparaît que l’un des problèmes les plus urgents qui se pose à notre mouvement est de sortir du ghetto de la revendication corporatiste portant sur le chômage, de trouver ce point d’expo-nentielle, d’embrasement qui nous ralliera les autres catégories de la population, d’obtenir une suspension du tempo tyrannique de la production. Un tel effet a été pour une part produit en 68 [...] Mais les organisations gauchistes bureaucratiques, si puissantes à l’époque, sont parvenues à les noyauter, comme cela était prévisible. [...] On a pu alors constater l’effet renversant de ces petits groupes de quelques dizaines de personnes qui exécutaient leurs décisions dans la seconde même où ils les adoptaient. Ce ne fut d’ailleurs pas seulement l’action qu’ils libérèrent, mais aussi la parole, tant il est vrai que c’est seulement dans la mesure où les hommes ont ensemble quelque chose à faire qu’ils ont quelque chose à se dire.

 

* * *

 

Quant aux chômeurs eux-mêmes, dans leur immense majorité, ils restent prisonniers de leur isolement. Cette lutte est aujourd’hui à la croisée des chemins: ou elle s’épuise dans l’exigence d’une impossible réforme du système d’indemnisation sociale qui pérennise le statut de chômeur, ou elle accède à la conscience supérieure de ce qui finalement la motive — une remise en cause des rapports marchands qui ont déjà dévasté tout ce qu’il y avait d’humain dans notre société.

 

* * *

 

Certains sociologistes ont qualifié notre génération d’ "une génération sacrifiée".

Or nous refusons de sacrifier nos vies pour leur Bourse, pour leur gouvernement, pour leur politique d’intran-sigeance. Nous menons une lutte quotidienne, organisée d’une façon autonome. Nous n’avons pas de chefs. Notre assemblée générale est souveraine et ses comités sont sujets à la base. [...]

 

* * *

 

Jeudi 8 janvier 1998, 200 militants de la Confédération paysanne ont investi des installations de stockage de maïs transgénique appartenant à la société Novartis. "Là, ils ont abondamment arrosé les graines à la lance à incendie pour alerter l’opinion sur les danger que feraient peser sur la santé de l’être humain les manipulations génétiques appliquées aux plantes. Selon la Confédération paysanne, le maïs transgénique pourrait transmettre à l’homme une résistance à l’effet de certains antibiotiques." (Le Monde, Dimanche-Lundi 19 Janvier). Il s’agissait pour eux de s’insurger contre la décision du gouvernement français d’autoriser la mise en culture de ces produits.

 

Le mal-nommé "mouvement des chômeurs et précaires" n’a pas manqué de retrouver dans cette action exemplaire une puissante fraternité avec sa propre action. Ce sont en effet les mêmes rapports marchands qui tendent à exclure une majorité des hommes de toute emprise sur leur propre vie, de toute existence sociale et de la prise de décisions collectives, et qui engagent une dégradation continuée des conditions les plus élémentaires de la survie par un saccage avéré de la nature et un empoisonnement généralisé de la population. [...] Dans la version désormais suicidaire du capitalisme, chaque pas fait dans le sens du "Progrès" n’est qu’un pas vers la catastrophe. L’ampleur du désastre, et la menace de son aggravation, mettent en cause la nature même d’une société dominée par les rapports marchands, de façon vitale. C’est désormais CHACUN qui se trouve acculé par la simple nécessité de survivre à une transformation radicale de la société. [...]

 

Trois représentants de la Confédération Paysanne ont été, suite à cette action, mis en examen et placés sous contrôle judiciaire avec interdiction de quitter leur département et de se rencontrer. Tous les moyens dont nous disposons seront mis en oeuvre pour les soutenir, à commencer par notre participation à la grande manifestation de solidarité et de protestation devant le tribunal d’Agen le 3 février 1998, jour du procès de ces trois syndicalistes.

Assemblée générale de Jussieu (21 janvier)

NOTES

 

1. Pour l’examen détaillé des problèmes et des possibilités d’une société de ce type et du pour et du contre de diverses tactiques pour y parvenir, voir le chapitre "La joie de révolution" du livre de Ken Knabb, Secrets Publics.

 

2. Trois paysans — José Bové, René Riesel et Francis Roux — ont été condamnés à payer 500.000 F de dommages à Novartis (ils n’ont pas l’intention de payer). Depuis leur action, la question est beaucoup plus largement débattue, et le gouvernement français s’est cru obligé de mettre sur pied un "jury" public et indépendant pour faire une enquête sur les risques éventuels du maïs transgénique.

 

***


Pour plus d’information, s’adresser à la Confédération Paysanne: 81, avenue de la République, 93170 Bagnolet, France.

Email : confpays@globenet.org

http://www.confederationpaysanne.fr

 

Ces textes — parus en janvier-mars 1998 — sont les originaux d’un recueil en anglais, "We Don’t Want Full Employment, We Want Full Lives ! " publié en Californie en avril 1998. L’introduction a été traduite par Ken Knabb et Luc Mercier.